Edwina : la naissance de Wilhelm

Ce récit, presque 18 mois après les faits, est bien sûr déformé par rapport à ce que j'ai subi sur le coup. C'est le souvenir qu'il m'en reste, le plus laid souvenir du jour qui aurait dû être le plus beau de ma vie...

Nous avons mis 18 mois à concevoir notre fils. J'étais persuadée d'être stérile. Nous avons fait les tests, chez moi tout était parfait, et mon homme avait un souci au niveau des spermatozoïdes : je suis tombée enceinte les jours qui ont suivis les résultats.

J'ai tout noté, fait un tableau sous Excel avec les semaines, le poids, les mesures des échos... J'ai commencé à avoir mal au ventre vers 3 mois. A 18 semaines de grossesse, je finis par consulter, monitoring, urgence, col modifié, très nombreuses contractions, piqûre, médicaments, et repos strict.

Quatre mois et un jour de repos strict sans poser le pied par terre sauf pour aller aux toilettes... Vu ma nature, ça fait 4 mois et un jour d'angoisse et de crainte. Les contractions douloureuses étaient sans cesse plus nombreuses pour dépasser la centaine par jour.

A l'hôpital, à chaque fois que j'y allais, ils voulaient me garder. Mais c'était la canicule et je râlais et/ou signais des décharges pour retourner chez moi, au frais. J'ai compté les semaines, les stades, grand préma, moyen préma, préma... J'ai compté les grammes, 500, 700, 1000... Et la douleur, constante, omniprésente, les jours, les nuits (hachées), lors des mouvements de mon bébé, que je n'ai jamais appréciés.

Arrivée à 8 mois de grossesse, mon fils était en siège. Peu importe, c'est courant dans ma famille, toutes les femmes ont accouché au moins d'un siège, moi même je suis née en siège. Le gynécologue est partant pour l'accouchement, il va inviter tous ses petits internes, il est content. Mon bassin est impeccable, je suis hyper motivée, tout se présente bien.

A 36 SA j'ai une hauteur utérine de 39 cm. On me fait une biométrie complète, mon fils est plutôt gros, et il a la tête d'un bébé à terme. On m'annonce qu'à terme il ne passera pas et qu'il faut programmer une césarienne. Je demande au gynécologue s'il passerait si l'accouchement se déclenchait dans les jours qui suivent, il me répond "oui sans problème mais on ne déclenché pas un siège et encore moins aussi tôt". J'ai ce que je voulais, je sais que de toutes manières il sera bientôt là, je pourrai donc accoucher. Programmez une césarienne si vous voulez, à une date où mon fils sera dans mes bras depuis longtemps, peu m'importe.

8 jours plus tard je me sens en pleine forme. Pour une fois les contractions sont moins douloureuses et je passe une nuit presque sans réveils. A 6 heures du matin j'entends un ploc qui me réveille, j'ai juste le temps de me lever et je perds les eaux sur le carrelage. Je crie à mon homme "ça y est ça y est" je suis surexcitée, je vais à la salle de bain en glissant par terre, j'ai le fou rire.

Je téléphone à la maternité, on me demande si j'ai des contractions, je réponds que je ne sens rien, la sage-femme me dit de prendre une douche et de venir sans me presser. Personne ne me dit qu'à ce moment le cordon peut descendre en premier et mettre en danger mon bébé, et je l'ignorais.

Je prends une douche, j'appelle ma mère. Je suis toute folle, je saute partout, je vais accoucher, je suis trop heureuse. Je vais même sur Internet envoyer des messages aux copines, pendant que mon homme range la valise.

On part. On arrive à la mater, je sautille dans le couloir avec une serviette de bain entre les jambes, "je viens accoucher". Sur des chaises il y a d'autres mamans qui gémissent en se tenant le ventre.

La sage-femme m'installe au monitoring, dès que je me retrouve scotchée au lit je sens que les contractions me serrent le ventre, en fait j'en ai toutes les deux minutes, et je suis dilatée á 4. Je n'avais rien senti jusque là.

Je suis toute contente, ça se passe bien, je n'ai pas mal, c'est génial. Je vais accoucher et j'aurai même pas mal. Je n'arrête pas de rigoler. C'est un fantastique accouchement qui s'annonce, je me sens en pleine forme.

Le gynécologue entre. C'est celui de garde, pas celui que j'avais vu. Je lui dis "je vais pouvoir accoucher, n'est ce pas, aujourd'hui ça passe encore sans problème". La sage-femme me fait un toucher vaginal très long, elle cherche quelque chose, aujourd'hui je pense qu'elle cherchait le cordon ? Elle se tourne vers le gynécologue, ne dit rien. Le gynécologue déclare froidement "on avait décidé que ce serait une césa, je ne change pas les décisions à la dernière minute, ça sera une césa." Il sort. La sage-femme me dit que je suis dilatée à 7 et elle sort. J'ai rêvé ?

Une élève sage-femme entre, elle est très gentille, elle doit me raser. Elle prend son temps, elle ne me fait pas mal du tout. Avec mon homme on se raconte des blagues, on ne veut pas encore y croire.
Pendant ce temps le monito continue, contractions toutes les 2 minutes, et mon fils qui est paisible, son coeur ne varie pas du tout. Il va super bien, il bouge un peu mais ça fait bizarre sans le liquide.
La sage-femme qui était commandante SS dans une autre vie revient me faire un TV, elle me fait hyper mal, ça commence à saigner. Elle appelle du monde, tout se précipite.

On ne nous dit rien. On me met sur un lit roulant en évitant mon regard et celui de mon mari, il y a des gens qui poussent ce lit. Mon homme comprend que je pars, rassemble le plus vite possible nos affaires, et se précipite à ma poursuite dans le couloir. On va où ? Pourquoi je ne peux pas marcher comme tout le monde ? Je croyais que j'allais très bien, je vais mourir ? Non, je vais très bien, j'aurais pu le pousser moi même ce lit, et porter la sage-femme et cet imbécile de gynécologue sur mes épaules.

On prend un ascenseur, mon homme nous rejoint hors d'haleine, je le vois de loin mais plus de place, il prendra le suivant. Il me rejoint de loin au moment où je passe la porte du bloc, je tends la main vers lui, je pleure, c'est pathétique, passez nous la musique de Love Story, au moment où la fille sait qu'elle va mourir. On n'a pas pu se dire au revoir.

Dans le bloc l'anesthésiste s'inquiète "est ce que quelqu'un est allé rassurer le papa ?" Un papa ? Où ça ? On parle de quoi là ? Il sort lui même rassurer mon mari, heureusement qu'il y a de bons anesthésistes sur terre. Mon homme a attendu dans le couloir, il n'y a même pas une chaise.

Je commence à trembler frénétiquement. L'élève sage-femme est toujours avec moi, je m'accroche á elle, j'ai peur, j'ai peur. Elle me dit qu'on va faire vite, je suis complètement dilatée, le bébé s'engage. Faire vite avant quoi ? Pourquoi ? Faire vite pour éviter la naissance naturelle en douceur qui est imminente.

Le gynécologue est dans le bloc il fait les 100 pas en faisant couic couic couic avec une espèce de paire de ciseaux. C'est encore plus stressant. Je ne me rappelle plus tout ce qu'on me fait. On m'injecte de la morphine, on me fait la rachi. Je n'ai pas senti la piqûre, mais tout le monde m'a dit "vite vite couchez vous" trop tard je ne pouvais plus, j'étais déjà paralysée, alors ils me couchent et j'ai l'impression d'être toujours assise c'est très désagréable. L'anesthésiste a une fille de mon âge, il m'appelle sa "poule" et me dit qu'il va me soigner comme si j'étais sa fille.

On m'accroche les bras, on me fait des tonnes de perfusions, de tuyaux partout. Une infirmière pose une sonde urinaire pendant qu'une autre met le brassard de la tension. A ce moment je voudrais être ailleurs ou même morte. Le gynécologue me demande si je sais le sexe, je réponds tout doucement "c'est un garçon". Ils placent des draps verts de partout, très près de mon visage et je ne vois plus que du vert. L'anesthésiste m'annonce qu'"ils" commencent. Je pleure, je dis "je vais bientôt voir mon bébé ?" avec une toute petite voix. Je me sens mal. On me mets le masque, je répète sans cesse "je vais bientôt voir mon bébé ? Je vais bientôt voir mon bébé ? Je vais bientôt voir mon bébé ?" Une infirmière masquée avec un regard doux me dit qu'"ils " vont appuyer pour le sortir, ça va faire mal mais il faut faire vite. Vite, vite, vite, pourquoi tout toujours vite ?

J'attends et je ne sens rien du tout de ce qu'elle m'avait prédit. Je dois déjà être morte. J'entends un glouglou qui est en fait l'aspiration du liquide amniotique.

Et puis plus rien.

Le gynécologue dit que "c'était bien un garçon".

Voilà, mon bébé que j'attendais est mort.

La sage-femme sort de la pièce avec un drap vert dont pendouille un petit pied bleu.

Le gynécologue grommelle "rappelez la, la dame elle peut quand même voir son bébé, non, qu'est ce que ça veut dire, ça ?"

Je tombe dans les pommes.

Je me réveille dans le masque, qu'est ce qui se passe ?

Je retombe dans les pommes.

Je me réveille dans le masque, et on me pose un bébé rose près de mon cou. Ce bébé a un regard troublant, il regarde fixement la sage femme. "Il est très beau" J'ai dit ça, ça se dit dans de telles occasions ? Je voyais pas trop pourquoi on me présentait un bébé.

Je me réveille dans le masque, ah ben j'avais du re-re-retomber dans les pommes alors.
Il n'y a plus de bébé.

Le gynécologue a fini de me recoudre, ah, déjà, mais ça fait á peine 5 minutes, non ? On me débarrasse, on me soulève du billard, je suis dans une mare de sang, on me pose sur un lit roulant, celui de tout à l'heure. Mon premier réflexe c'est de toucher mon ventre... OUF ! Il est toujours là, j'ai eu si peur. C'est bon, je suis toujours enceinte, enfin, je crois.

On m'amène dans une salle de réveil mais il n'y a personne pour me surveiller, c'est dimanche. Alors on va me remonter à la maternité. Tous les gens qui passent mettent des trucs dans ma perf, ça doit être une coutume d'aumône dans cet hôpital. Re l'ascenseur, re les couloirs. Sauf que cette fois ci je ne peux vraiment plus bouger.

On passe dans le couloir de la maternité. Sur le coté il y a une petit pièce et dedans mon homme avec une tête émerveillée, qui regarde par une vitre. J'arrive dans la chambre. Derrière moi mon homme et une couveuse. Dedans il y a un bébé. Il est rouge, en couche et me tourne le dos. La puéricultrice explique un truc de température, mais moi je ne comprends rien. Je lui demande "est ce que je peux le prendre ?" On reste seul, elle a laissé le bébé. Mon homme dit que jamais il n'aurait imaginé qu'"il" soit si beau. Décidemment dans la famille, à part la beauté, on a peu d'inspiration. Mon homme fait une tête, j'ai presque envie de me moquer de lui, on dirait un gamin à Noël. Il surveille des chiffres, la couveuse dit "36,5" et ma tension dit "6/4" et elle sonne. J'appuie sur les boutons pour l'éteindre car c'est saoulant.

On décide de sortir le bébé de la couveuse, j'ai très envie d'essayer de lui donner le sein, parce que je vais bientôt avoir un bébé moi aussi et je voudrais l'allaiter. Ca me fera un entraînement. Mon homme place le bébé sur moi. A ce moment une puéricultrice entre, et dit de ne pas avoir peur de bien coller le bébé au sein. En fait je crois que cette puéricultrice était une apparition envoyée par sainte lactation, elle nous a donné le seul conseil valable de tout mon séjour à la maternité, puis a disparu.
Le bébé tète bien, c'est super. Il s'endort.

Ensuite c'est très flou. Il se passe 3 jours de galère. J'ai horriblement mal, la tension très faible. On essaye de me lever mais la douleur me fait tomber dans les pommes. Je dois sonner pour qu'on me donne le bébé pour le faire téter. Je dois sonner pour qu'on lui change les fesses au moins une fois toutes les 12 heures. Je dois sonner pour qu'on m'apporte le bassin. Je reste sous perf, à jeun, parce que je ne me suis pas levée, je n'ai pas fait mes gaz, je ne suis pas allée á la selle, alors je suis punie.
Le bébé perd 400g. On passe le chercher sans cesse, pour une prise de sang, encore une, pour le "flasher", pour faire des tests... Un jour on m'enlève le pansement. La cicatrice est immense, avec le ventre distendu j'ai l'impression qu'elle fait tout le tour. 20 cm et 13 agrafes. J'en fais un malaise.

Un soir le bébé vomit des glaires. Je voudrais l'essuyer mais je ne peux pas. Je n'arrive même pas à me déplacer ou me soulever dans le lit. Je pleure c'est la crise. Je vais rester grabataire toute ma vie.

On me donne des calmants, on m'emporte le bébé pour éviter que ma crise le gène. Une sage-femme parle avec moi, elle me dit que ça va aller.

Le lendemain matin, le pédiatre passe. Il regarde la courbe de poids mais pas le bébé, il dit "il faut donner des compléments". Quelle compétence, quelle rigueur... Je me décide. Je me lève. Ca fait atrocement mal. Je vais aux toilettes. Je les emmerde avec leurs compléments. Pendant que j'étais aux toilettes ils sont venus donner le complément mais le bébé leur a tout renvoyé à la gueule, bien fait ! Je fais la gentille, je leur dis que je vais m'en occuper je les laisse m'expliquer. Puis à intervalles réguliers je jette une ration de complément dans le lavabo, pour qu'ils me fichent la paix.

Ma mère vient passer ses journées avec moi. Elle m'apporte à manger, elle change la couche entre les tétées pour stimuler le bébé. La nuit je suis seule avec le bébé. Je découvre un jour une cicatrice rouge et gonflée dans son dos . La puéricultrice dit qu'il aurait fallu mettre des Steristrips et l'emmène une énième fois. Lui aussi a une cicatrice de césa. Sauf que lui n'était pas sous rachi anesthésie, on l'a coupé à vif, c'était son premier accueil dans la vie, plutôt que de sentir la chaleur de la peau de sa maman.

Le bébé prend beaucoup de poids, 200 g par jour. J'ai une petite montée de lait.

Au moment de sortir ils s'aperçoivent qu'après avoir enlevé mon pansement ils ont oublié de me soigner ma cicatrice le reste du temps et ça suppure. Je serai soignée par une infirmière à domicile.

On rentre à la maison.
Je pleure j'ai l'impression de ressusciter. J'ai l'impression d'être la seule rescapée d'un terrible attentat. J'aurais aimé rentrer avec mon fils.
Je passe le seuil de la porte avec le bébé dans mes bras et le fantôme de mon fils dans mon ventre.

Suivent des mois difficiles, de fatigue, d'amaigrissement, de tétées hyper fréquentes. Je croyais que tout allait bien.

Un jour je m'aperçois que je porte des gants en caoutchouc, j'utilise des stratagèmes avec des cotons, des gants et serviettes de toilette, pour ne pas toucher sa peau. Mon mari touche la peau de son fils. Pas moi. C'est aussi mon fils ?
Je commence à réaliser mais j'ai du mal.
Ca me fait drôle.

Je me sers d'un maternage de façade pour cacher mon mal être. J'utilise l'allaitement pour faire taire des pleurs que je ne peux pas supporter. Je parle beaucoup au bébé, et il semble me répondre. Un jour je m'aperçois qu'en fait je me parle à moi même, je dis n'importe quoi pour remplir le silence parce que je me sens très gênée avec lui. En fait j'agis comme j'agirais avec des gens que je connais à peine. Lui aussi fait beaucoup de sons parce qu'il sent que c'est le seul moyen de nouer le contact avec moi.

Jusqu'à 11 mois il n'a fait que téter et grossir. Il ne savait ni se déplacer, ni ramper, ni rouler, encore moins marcher à 4 pattes. Il ne jouait presque pas avec ses jeux. Il tétait toutes les heures la nuit...

Chaque jour je peux voir ma cicatrice dans la glace, car je suis peu poilue et elle n'est pas cachée du tout comme on me l'avait prédit. J'ai lu le témoignage de mamans dont le bébé avait été sauvé par la césarienne. Elles voyaient leur cicatrice comme un sourire à la vie. Ma cicatrice c'est une grimace, c'est l'ironie, le mensonge, c'est le sourire vainqueur de l'agresseur, c'est la violence gratuite. C'est tout ce qu'on nous a volé, c'est le mal qu'on nous a fait. Mon ventre grimace.

Un an plus tard, c'était l'anniversaire de la césarienne. Pas l'anniversaire de l'enfant. L'enfant on me l'a donné à la maternité mais il n'est jamais né. Je me suis battue pour fêter un anniversaire quand même mais j'étais mal.

Et ensuite c'est allé mieux. Tout s'est débloqué et il a fait des progrès fulgurants. Maintenant je dis "mon fils, mon bébé" avec conviction. Ma tête a convaincu mon corps. Mais mon corps n'a jamais accouché, et mon fils n'est jamais né.

Ah ça y est, je pleure, enfin.

Il y a un petit bout du fantôme qui sort de mon ventre, en passant par mes yeux.

J'ai mal.